Je me souviens que personne n’avait trop prêté attention à lui. A part les quinze kilos qu’il avait à perdre, Stéphane, le type qui venait d’arriver au club n’avait rien de remarquable. Il a salué tout le monde d’un bref signe de tête avant de s’asseoir sur un des bancs et de disparaître dans le nombre. On lui a tous plus ou moins rendu son salut – il se peut que l’un d’entre nous l’ait gratifié d’un «salut mon gros», amical - avant de reprendre nos conversations. Jean-Philippe en avait fini avec ses projets fantasmagoriques autour du cul de Patricia et évoquait maintenant sa douleur récidivante au tendon d’Achille. Pas sûr qu’il puisse courir dimanche prochain. On verrait bien ce qu’allait en dire le kiné mais il y avait de forte chance pour que ce soit une tendinite. Puis chacun s’est levé et nous sommes partis nous entraîner.
Il s’est passé deux bon mois avant que les premiers signes encourageants n’apparaissent. Deux mois de labeur et de douleur pour Stéphane qui n’avait que très peu d’atouts pour faire de la course à pieds une partie de plaisir. Il était gras et court sur pattes, assez épais, et à bien y regarder, son allure bonhomme évoquait autant le dynamisme athlétique qu’un anorexique la bonne charcuterie. Mais il a insisté.
A la fin du troisième mois d’entraînement il franchissait hagard la ligne d’arrivée de sa première course, cramoisi et titubant, balafré d’un long filet de salive courant du coin de sa bouche à son oreille gauche. Tout le club s’était alors empressé de le féliciter pour son courage et sa ténacité et tout le monde l’avait encouragé. Il se peut aussi que quelqu’un ait souligné le mérite qu’il avait de courir avec si peu de prédispositions.
- « J'en reviens pas que t'aies réussi à finir, c'est bien mon gros.»
Hors d’haleine et le regard perdu il avait souri à tout le monde, murmurant timidement
- «Merci, mais il faut vraiment que je perde du poids. Mais ça va aller maintenant.»
Ce n’était que le début mais quelque chose dans son regard, jusque là si effacé, venait de changer. Comme l’intime conviction de parvenir à ses fins, quel qu’en soit le prix à payer. Et de ce jour il n’a plus cessé de progresser, accroché qu’il était à ses entraînements (comme un morback sur les testicules du bas clergé commentait Jean-Philippe). En six mois, il est ainsi passé de deux à six entraînements par semaine. D’une dizaine à soixante, soixante dix, quatre vingt kilomètres hebdomadaires. Au terme d’une année d’efforts acharnés il avait perdu dix kilos, couru toutes les course de la région et se préparait à prendre le départ de son premier marathon. Il était méconnaissable. Stéphane n’avait plus rien du petit gros aux mains moites que nous avions vu arriver un an auparavant. Il était devenu tonique comme une balle bondissante et avalait les heures de courses et les kilomètres comme d’autres les Mac Do. Non content de courir quasiment tous les jours, il s’astreignait maintenant à une diététique draconienne, sans plus de gras, de sucres ni de sauces, certains jours le voyant même sauter un repas (mais jamais un entraînement). Il avait pas mal lu sur Internet et avait fait sienne la méthode qui préconisait l’effort à jeun pour brûler plus de graisses. C’était pour le moins efficace et nous l’observions maintenant continuer à perdre du poids. Jean-Philippe se demandait ce qu’il allait bien pouvoir perdre encore.
- «Attention de ne pas perdre la boule mon gros.»
Lui disait qu’il pouvait encore espérer perdre sept kilos. Il en était convaincu. Stéphane était devenu un de nos meilleurs athlètes. Le plus rapide du club. Il taquinait des sommets, lui qui avait commencé par s'essouffler à trottiner cinq minutes enquillait maintenant les dix kilomètres en moins de trente trois minutes. Il était passé de six à neuf entraînements hebdomadaires et Jean-Philippe, toujours aussi prompt aux saillies racontait à qui voulait l'entendre qu'il ne vivait plus désormais qu’en short et dans sa salle de bains.
- «Stéphane quand tu passes le voir c'est bien simple, soit il sort de la douche, soit il y va.»
Et puis sa femme l’a quitté (peut-être d'ailleurs qu'à cette occasion Jean-Philippe a lancé une vanne désopilante sur ses capacités sexuelles à la satisfaire). Lorsqu’à cette époque, prenant de ses nouvelles j’avais évoqué le sujet avec lui, il m’avait concédé qu’il s’y attendait. Depuis quelques temps maintenant, elle ne comprenait plus ce qui l’animait et lui même avait perdu de vue ce pourquoi elle existait dans sa vie. Sûr qu'il a dû accuser le coup, mais s’il en était affecté, il n’en montrait rien. Mieux, pour tourner la page peut-être, il avait franchi le cap des deux entraînements quotidiens (exception faite du dimanche où il ne courait qu’une seule fois le matin mais deux heures durant). Il se levait désormais chaque jour de l'année à cinq heures pour un footing d’une heure avant d’aller travailler, réservant la soirée pour une séance de vitesse ou d’endurance.
Il a continué à progresser et s’entraîner, à maigrir encore six mois durant (Jean-Philippe parlait de lui comme du squelette musclé). Il avait dépassé ses objectifs et avait en fin de compte perdu dix neuf kilos et gagné trente secondes sur son meilleur temps, passant ainsi sous la barre des trente deux minutes aux dix kilomètres. C’était une performance énorme, presque surhumaine. La victoire de la volonté sur la chance. Il fallait bien reconnaître qu’il était devenu une véritable machine à courir. A ce point d'ailleurs que certaines langues commençaient à se poser la question de savoir comment il parvenait à encaisser une telle dose d'entraînement. Comment, disait Jean-Philippe - dont la tendinite persistante continuait d'affecter beaucoup la qualité de ses entraînements et de ses résultats – comment était-il passé de petit gros ventripotent à ce type sec et rapide comme un coup de trique qui se contentait de trois haricots pour avaler cent vingt kilomètres par semaine. Jean-Philippe laissait entendre qu'il avait la réponse mais préférait par honnêteté et faute de preuve, ne pas médire en évoquant certains sujets délicats. Jean-Philippe qui malgré d'interminables séances de kiné, d'infiltrations et de mésothérapie souffrait toujours plus ou moins de blessure au tendon d’Achille, se remettant un mois pour boiter les deux suivant. Il venait néanmoins toujours aux entraînements mais se contentait la plupart du temps d'un footing léger avant de passer le reste du temps à discuter avant d'aller finalement prendre sa douche. Cela dit ça n'entamait en rien sa jovialité et il continuait de régaler le club de ses vannes bien senties. Sa cible préférée restant Stéphane et son inflexible persévérance qui révélait à n'en pas douter de sévères carences sexuelles. D'après lui, au regard du nombre de kilomètres qu'il s'avalait il y avait de fortes chances pour qu'il dorme la nuit sans autre activité que le sommeil ; sans parler des quantités de légumes qu'il ingurgitait et de son refus obstiné de se marrer autour d'une ou deux bonnes boutanches. Tout cela ne sentait pas bon la joie de vivre et Jean-Philippe claironnait haut et fort en se bidonnant qu'il n'enviait pas le moins du monde cette austérité, fut-elle performante et qu'il préférait de loin sa vie d'alcoolique du week-end à une vie de privation et d'abstinence.
- «Stéphane, clamait-il dans le vestiaire, la dernière fois qu'il a ri c'est quand il s'est percé une cloque sous le pied juste après le marathon de Paris!»
Stéphane de son côté, après trois années d'assiduité à tous les séances du club, à toutes les courses de la région – et au delà, il avait porté haut les couleurs du club aux derniers championnat de France de semi marathon - commençait à nous faire quelques infidélités. Depuis quelques temps maintenant, il n'était pas rare de le voir courir seul. Lui qui mettait un point d'honneur à être présent sur toutes les manifestations de la saison semblait un peu lever le pied. Chose encore impensable il y a peu, il avait manqué la course du club. Jean-Philippe présumait qu'il avait dû maigrir encore et cette fois perdre un os de la tête, à moins qu'il ne fut à cours de Kivavite et qu'il n'osa pas se présenter sans avoir eu sa dose. Jean-Philippe déconnait de plus en plus. Il ne courrait quasiment plus, affichait une mine bouffie et maudissait chaque jour son tendon douloureux. Plus aucun médecin ne trouvait grâce à ses yeux – ces types qui vont chercher le pain en 4x4 Mercedes et qui te disent comment faire du sport, qu'est-ce qu'ils y connaissent à la course à pieds ces veaux ? - et il avait usé la patience de la majorité des kinés du coin tant il semblait que l'origine de ses maux soit plus proche de sa tête que de ses jambes. Si certains d'entre nous avaient essayé de le mettre en garde devant les quantités d'alcool qu'il descendait chaque week-end, ils s'étaient faits renvoyer proprement à leurs vies imparfaites, merci, il savait parfaitement ce qu'il faisait. Il essayait juste de ne pas mourir avant d'être mort, et qu'on se rassure, profiter de la vie faisait partie de ses priorités, plus en tous cas que de battre le record de l'existence la plus ennuyeuse que d'aucuns détenaient.
Et une année s'est ainsi passée sans que l'on ne vit plus Stéphane venir au club. Par hasard j'avais fini par le croiser un soir sur le port. Son large sourire dégageait toujours autant de chaleur, sa générosité vous donnant à penser que sa journée serait plus lumineuse de vous avoir rencontré. Nous avons pris le temps de discuter quelques minutes et de prendre des nouvelles l'un de l'autre. Je l’interrogeai sur ses dernières prouesses sportives. Il hocha la tête avant de me répondre, comme s'il s'attendait à cette question de ma part. Il m'expliqua que désormais il courait beaucoup moins, et surtout pour le plaisir.
- «Tu sais je crois que je n'ai jamais eu l'âme d'un sportif. Franchement je me voyais mal continuer à m'envoyer autant de kilomètres, de souffrance et de privations juste pour le plaisir de l'avoir fait. J'ai eu besoin de ça à un certain moment de ma vie c’est vrai, comme d'une sorte de passion masochiste un peu ; et j'ai vraiment adoré, mais maintenant c'est terminé. Je suis passé à autre chose. Je fais pas mal de théâtre. Je t'avais dis déjà que j'adorais le théâtre ? Non ? Et bien en fait je monte à Paris. J'ai décidé de tenter ma chance. Je viens de rendre mon appart et je pars lundi. J'ai pris une année sabbatique et je vais intégrer le cours Florent.»
Oh ? Super! Ai-je trouvé à lui répondre. Une voiture de pompier est passée près de nous toute sirène hurlante.
- «Ah et Jean-Philippe au fait ? Que devient notre grand déconneur ? Toujours aussi funky ?»
Le mot était choisi. Jean-Philippe avait pris plus de quinze kilos depuis que sa femme Florence l'avait quitté six mois auparavant. Il était devenu alcoolique et buvait maintenant aussi souvent qu'il s'entraînait par le passé (tous les jours). Il commençait à souffrir de delirium et venait de se faire licencier. De fait je sortais à l'instant de l'hôpital où je venais de lui rendre une visite au pavillon des Lauriers, Aile Ouest, Unité de Psychiatrie. Avant ça Jean-Philippe avait fait un séjour de deux mois en chirurgie et réadaptation fonctionnelle où il avait été admis après s'être sectionné le tendon d'Achille droit avec un couteau de cuisine, lui qui n'avait jamais souffert que du gauche. Même si par égard pour Stéphane je ne lui ai rien dit de tout ça.
- «Je n’ai pas trop de nouvelles en fait. Je sais juste que lui non plus ne court plus et qu’il souffre toujours beaucoup de son tendon d’Achille» j'ai dit.
- «Bah, on a tous nos petits points faibles n’est-ce pas ?» a-t-il enchaîné en souriant.
Peut-être en savait-il autant que moi. Mais lui non plus, fair-play, n’en a rien dit. Je l'ai regardé partir vers sa nouvelle vie et me suis moi aussi remis en route. J'avais tout juste le temps de rentrer chez moi prendre une douche et me changer si je voulais ne pas faire attendre Florence.