A mon signal, amène le dessert!
Sur la piste quelques danseurs ondulaient avec nonchalance sur la voix de Damon Albarn. J’ai fini mon gin et je suis sorti pour fumer. Le type de la sécurité était à pied d’œuvre et filtrait sans discontinuer les groupes de trois ou quatre personnes qui arrivaient maintenant par vagues. J’ai fumé ma cigarette rapidement, avalant la fumée bien au fond des poumons, la sifflant avec cette délectation propre à la nuit, comme si rien de fâcheux ne pouvait arriver, comme si c’était déjà bien assez qu’il y ait la nuit, bien assez qu'on ait déjà autant morflé, une idée à la con de ce genre. J’ai balancé mon mégot sur la route avant de redescendre. Sur mon passage le videur s’est fendu d’un sourire avant de réajuster son costard en carrant manifestement les épaules. Peut-être craignait-il que cet excès de gentillesse ne fasse oublier son indestructible tête de bois. Son inexpugnable vitalité guerrière. Mais lui et moi nous connaissions, eu égard à sa taille et sa carrure, les filles du collège l’appelaient bouillon cube.
La salle était maintenant bondée et parvenir jusqu’au bar m’a demandé patience et piétinement. Finalement j’ai retrouvé mon tabouret et le barman m’a servi un autre verre sans plus me poser de questions, il avait trouvé d’autres spectateurs ébahis de ses prouesses acrobatiques. Une bouteille, un citron vert, un shaker, un, deux, et trois en l’air, derrière l’épaule, sous la jambe puis d’une seule main. Son public en redemandait et nul doute que ce garçon avait toutes ses chances pour les championnats d’Europe.
L’alcool faisait son effet et je commençais à me sentir moins défait. Sur la piste une fille débordant d’énergie dansait sur Girls and Blur comme on court en montant haut les genoux. Me voyant l’observer elle m’a souri, avant d’être masquée par un groupe de danseurs. Après tout j’avais ce que je méritais. J’avais déconné et on a rarement droit à une seconde chance dans ces affaires là. Eva était heureuse avec un autre, et après ? Ce qui restait d’elle en moi devait plus avoir à faire avec les regrets qu’avec une quelconque forme d’amour. J’aurais pu être à la place de ce type qui la faisait planer (j’évitais à tout prix de penser qu’accessoirement aussi il devait la faire jouir), j’aurais pu lui rendre le sourire qu’elle avait perdu et peut être alors aurais-je retrouvé l’éclat bienveillant de ses yeux se posant sur moi. Même si j’avais cessé de penser que tout était de ma faute, que seul mon comportement avait soufflé la flamme qui nous tenait lieu de foyer amoureux, quelque chose en moi semblait encore apprécier de se repaître de l’exquise douleur de cette Passion. Mais soit, l’espoir était en route et plus je buvais et moins je m’auto flagellais. J’allais peut-être enfin quitter mon chaotique et inconfortable chemin de croix pour reprendre une route plus lisse et plus roulante, même si à ce moment précis je n’avais vraiment nulle part où aller.
Pour autant je ne peux pas dire que de l’avoir vue devant moi tenant la main de ce type ne m’avait déchiré à nouveau les entrailles, qu’à nouveau la plaie qui cicatrisait si difficilement ne s’était pas rappelée à mon bon souvenir. Non, mille fois non je n’ai rien dit de pareil. Mais le temps avait passé, trois longues années et j’étais toujours vivant. Fantôme patient le jour et zombie torché la nuit, mon cœur boitait mais j’étais toujours debout. J’ai pris une vodka pour fêter ça. Après la sixième – septième ? Huitième ? - le monde autour de moi s’est fait un peu plus accueillant et j’ai béni Dan Fante de m’avoir ouvert la voie (La Tête hors de l’eau). De la piste de danse à nouveau la fille pleine de vie m’a souri, elle dansait à présent en faisant de grands cercles rapides avec ses bras tendus et je lui ai souri en retour. Je me suis appliqué, j’ai tâché de me concentrer du mieux que je pouvais mais nul doute qu’elle a dû voir toute la niaiserie de mon regard vitreux. J’ai reconnu les premiers accords de Delivery quand elle est venue me chercher pour danser. Oh bon sang, danser ! Et pourquoi pas se mettre nu sur la place du marché avec une clochette autour du gland ? Digueling digueling. J’ai fini mon verre et je l’ai suivie, elle me traînait par la main en riant, je savais très bien ce qui m’attendait et je n’étais pas en état. Vu d’ici la piste était en haute altitude mais cette fille dégageait tant d’énergie qu’il y en aurait bien assez pour deux. Assez pour tenir debout et bouger comme si j’aimais danser (Fluorescent adolescent), sans m’effondrer au bout de quinze secondes. A présent le rythme s’était encore accéléré et mon cœur posait des questions sans réponses quant à la fréquence absurde de ses battements. Mon estomac lui ne garantissait plus rien. Puis London calling a cessé, les stroboscopes ont cessé de nous découper et la luminosité a baissé. Un type au micro a annoncé qu’il était quatre heures et nous invitait à rentrer chez nous. Ils ont passé un dernier titre, True love waits et Anna est venue se plaquer contre moi. J’ai réalisé qu’elle me dépassait d‘une demi tête et que je me sentais bien contre son corps musclé. Pendant quatre minutes ça m’a fait l’effet d’un onguent millénaire et secret sur ma peau brûlée, j’étais de retour de ma mission sur le soleil.
Maintenant la boîte fermait et j’avais assez bu. J’étais prêt à croire n’importe quoi, y compris qu’Eva ne reviendrait plus.
Aussi que la pluie nous ferait des souvenirs et que c’était une bonne idée de suivre Anna qui voulait aller marcher sur la plage avant de rentrer faire l’amour. A quatre heures du matin, il y a un an.
Fin.
NDLR : La première partie de cette nouvelle s'appelle "Jusqu'à la chambre (au bout du couloir)".
Elle est parue sur ce blog en septembre 2010.