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A mon signal, amène le dessert!

Comme après un long rêve agité.

J’ai tendu le bras pour attraper la bouteille d’eau et j’ai bu bruyamment une longue goulée.
-« Je vais aller acheter des cigarettes. » j’ai dit tout bas.
Après ça pendant quelques minutes, les yeux au plafond, nous n’avons plus fait qu’écouter nos souffles retrouver leur rythme de vie. Puis elle s’est assise sur le bord du lit et a réajusté son chemisier noir à trois boutons qu’elle avait gardé sur elle. Elle se tenait droite comme une danseuse, presque raide et ses cheveux étaient encore tenus et coiffés comme si rien ne s’était passé, à peine une ou deux mèches couraient-elles sur sa nuque dégagée. Elle s’est levée - elle avait aussi gardé ses talons aiguilles - pour aller se planter silencieuse devant la fenêtre. Sans tourner la tête vers elle je devinais ses longues jambes et le galbe de ses fesses, du coin de l’œil j’appréciais ma chance et rendais grâce au hasard des rencontres. Camille avait pris ses habitudes du matin dans le même troquet que moi et nous avions très vite compris ce qu’il allait advenir de nos conversations matinales. Il s’était trouvé un moment où les yeux dans les yeux, touillant notre café nous avions soupiré tous les deux, de désir autant que de dépit, percevant elle et moi l’abîme qui menaçait de s’ouvrir désormais à chacun de nos pas.
Elle a fait demi-tour et sans me regarder est allée se glisser avec une lenteur méticuleuse sous la petite table ronde au plateau de marbre blanc. Elle est restée figée, prostrée, le visage contre la moquette rase de la chambre d’hôtel, une main enserrant un pied forgé de la table, une jambe fléchie relevant son cul blanc qu’elle offrait à la lumière de la lampe de chevet. Puis elle s’est mise à ramper. Ces derniers temps Camille était fragile. Elle sanglotait.
-« Camille s’il te plaît…Je ne fais que descendre au coin de la rue chercher des cigarettes.»
Une fois par semaine nous nous retrouvions dans cette chambre – la 43 - de l’hôtel Molitor, et uniquement là, nous avions convenu le reste du temps de ne plus nous voir ni nous parler. Ce que nous avions à vivre n’avait rien de compatible avec le cours ordinaire de nos vies. Si au début de notre relation nous avions continué de nous voir chaque matin avant d’aller travailler, elle et moi devant une tasse de café comme si de rien n’était, il nous était rapidement apparu que nous nous désignions amants aux yeux du monde ; il nous était impossible de ne pas être trahir par nos mains sans cesse effleurées, quand ce n’était pas nos doigts entrecroisés, autant que par nos jambes impatientes se cherchant sous la table ; nos respirations brèves, nos bouches entrouvertes en disaient plus long sur nos appétits de chair qu’un aveu signé devant un juge. Nous étions deux carnassiers tenus en laisse, bavant et écumant, impatients de cette liberté qui nous laisserait enfin heureux nous perdre, nous entre dévorer, tout à la fois proie et prédateur.
Nous avons donc cessé de nous voir chaque matin pour ne plus nous retrouver que dans cette chambre d’hôtel. Je m‘étais arrangé avec le type de l’accueil, la chambre 43 serait libre tous les jeudis de 15 heures à 19 heures. Ainsi et depuis huit mois, chaque semaine, Camille et moi nous retrouvions dans cette chambre aux murs tendus de tissus rayés, au sol feutré de moquette grenat, à l’abri des regards et du tumulte de la ville, isolés du reste du monde qui cessait d’exister une fois la porte refermée. Elle et moi. Nos deux corps aimantés, plus que nus, entremêlés, entrechoqués, affolés dans la fracas de nos sens, enivrés du parfum mêlé de nos odeurs, goûtant notre peau de nos bouches avides, de nos langues pendues, palpant de nos doigts, pressant nos os sous la chair, nous baisions et encore, nous nous étreignions debout jusqu’à retomber fourbus et les jambes tremblantes, hors d’haleine et assoiffés. Puis de nouveau, une cigarette, peu de mots, nos mains habiles, et sur nos épidermes, l’envie qui revient. Nous n’existions plus qu’à nous même, nous n’avions de temps pour rien d’autre ni personne. Aucune conversation, aucune considération, rien à foutre, de rien ni de personne, nous nous exhortions l’un l’autre à oublier qui nous étions, à oublier tout ce qui pouvait nous ramener à la réalité. Nous étions amants, nos étreintes nous faisaient éternels et le temps n’avait plus de durée, enfin avions-nous accès à son intensité. Et quand l’heure de nous séparer finissait malgré tout par arriver – le temps cet assidu finit toujours par passer -, elle ne nous trouvait jamais frustrés. Un dernier baiser, deux ou trois phrases chuchotées, le son mat et indifférent de la porte de la chambre qui se referme, Camille qui sort la première et moi qui fume une dernière cigarette à la fenêtre en attendant de partir à mon tour, la regardant quatre étages plus bas traverser la rue de son pas impatient, sa mince silhouette se perdre dans la foule. Je jetais alors mon mégot et le regardait tomber indécis jusqu’à ce qu’il heurte le sol ou le capot d’un voiture en une intense gerbe d’étincelles, disparaissant aussi vite qu’elle venait d’apparaître.
J’ai dévalé les escaliers de l’hôtel quatre à quatre, je venais de promettre à Camille de faire au plus vite et de revenir dans les cinq minutes, que nous ferions l’amour encore une fois, il n’était que dix-huit heures, avant qu’elle ne parte à nouveau. Et qu’à nouveau, fumant une dernière cigarette à la fenêtre, je ne la regarde partir, traverser la rue de son pas décidé, son sac à main coincé sous son bras, l’autre balançant au rythme de ses longues jambes plantées dans le sol, Camille et son port de tête imperceptiblement désabusé.
J’ai demandé un paquet de Camel et un gin tonic, j’ai réglé et je suis allé m’assoir en terrasse. Il y avait peu de clients et le soleil déclinant de cette fin septembre donnait encore assez de chaleur pour laisser croire que l’été avait encore de beaux jours à offrir, même si l’on savait bien tous que l’on ne décidait de rien.
J’ai quitté Camille ce soir là, je ne suis pas remonté la rejoindre. Elle ne m’a donné aucune nouvelle depuis et je n’ai pas cherché à en avoir. Miraculeusement je n’ai pas souffert de ne plus la voir. Je crois même pouvoir dire que j’en ai été soulagé. Comme si j'avais guéri d'une douleur exquise. Comme si j’avais rompu un étrange sortilège et que j’étais revenu à la vie, apaisé, comme après un long rêve agité.
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F
<br /> <br /> C'est drôle à lire sans trop savoir je me suis dit que le personnage n'aurait que le temps de la voir passer par la fenêtre... mais oui, parfois aussi, c'est une bonne façon aussi de sortir du<br /> cercle.<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> "Nous n'existions plus qu'à nous-mêmes..." On voit bien, là...<br /> Impressionnant comme vous semblez maîtriser les choses, comme si vous décriviez un océan déchaîné avec le même recul que s'il s'agissait d'une tasse de thé renversée, c'en est que plus fort<br /> encore.<br /> <br /> Mais Dieu que votre histoire me noue l'estomac... (ni tristesse convenue, ni compassion acidulée... juste la brutalité de la vie)<br /> <br /> <br />
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M
<br /> Merci pour le thé Baron de Neyr.<br /> <br /> (...J'en conviens.)<br /> <br /> <br />
S
<br /> donc on peut dire qu'elle est disponible, du coup ?<br /> <br /> 43 rue Molitor, c'est quelle station ?<br /> <br /> <br />
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M
Du coup oui. Pour la station je crois que c'est orbitale. C'est du moins le souvenir que j'en ai.
B
<br /> Félicitation, Monsieur, je suis sous le charme.<br /> <br /> (Et sinon, vous m'avez donné envie d'allumer une cigarette)<br /> <br /> <br />
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M
<br /> Fumez donc, et n'oubliez pas de boire aussi, merci.<br /> <br /> <br />
P
<br /> comme une parenthèse... qui ne vaut que si on la referme.<br /> c'est beau, intense - triste, un peu, aussi, mais vous me faites si bien de la peine... ;o)<br /> <br /> <br />
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M
<br /> C'est bien ça le coup de la parenthèse, ça cerne bien le truc.<br /> Merci alors hein...<br /> <br /> <br />